Le voyagour
qui se rend dans l'Asie centrale par la voie ferrée qui depuis plusieurs années
relie la mer Caspienne aux grandes villes du Turkestan russe, s'arrete d'abord à 'Achqâbâd.
La ville est toute modorne, et l'on n'y rencontre aucune des ruines grandiosos
qui, á Merv, à Bokhârâ, á Samarqand attestent encore le faste de la domination
tartare. Même les luttes relativement récentes des Russes contre les Turkomans
n'ont pour ainsi dire pas laissé de trace dans le pays, et l'on pourrait se
croire, en parcourant les grandes avenues taillées à angles droits dans la
poussière du désert, dans quelque pays récemment ouvert á une exploitation
d'industrie intensive, ou dans quelque cantonment d'une cité de l'lnde.
Pourtant
depuis longtemps les grandes routes des caravanes qui portaient en Russie
les produits de la Perse, du Beloutchistan et du Pendjâb se rencontraient
en ce point à la descente du versant nord des montagnes du Khorassân gravies
au sortir de Mechhed. C'est d'ailleurs à l'activité de la colonie persane
qui depuis quarante ans est venue chercher au delà des frontières de la patrie
une sécurité quelle n'avait plus chez elle qu'il faut altribuer en partie
la rapide prospérité d`Achqâbâd. Le commerce y est en effet dans une grande
proportion entre les mains des nombreuses familles persanes qui ont quitté leur
pays, au moment où les persécutions contre les adeptes du Bâb et de Bahâou'llâh,
le prophète du Béhaïsme, étaient à leur comble; et ce n'est pas sans un légitime
orgueil qu'ils montrent aux étrangers le plus beau monument de la ville,
dont la coupole et les minerets élevent vers le ciel leurs formes élégantes.
Ils aiment à rappeler qu'alors que leur pays les contraignait à l'exil, ils
ont pu librement se développer ici, et que le general Kouropatkine, en ce
temps gouverneur général du Turkestan, fut délégué par le Tzar pour le représenter á la
cérémonie de la pose de la première pierre du Machreqoul-Azkâr béhaïe.
Quest-ce
que le Machreqoul-Azkâr; "le lieu d'où montent les zikrs"? Ce serait une
erreur de s'imaginer, en donnant à ce mot sa signification littérale, que
ce monument soit le lieu oú quelque secte de fakirs ou de derviches se rassemble
pour se livrer à la pieuse gymnastique traditionnelle de son ordre. Ni les
Qàdiris, ni les Moulâwis, ni les Beirâmis n'ont ici accès; et l'étranger
desappointé ne saurait voir flotter les longues robes blanches, tournant
au signal de lImâm.
[*]Le plan
du monument que nous reproduisons ci-dèssous nous montre également combien
sont profondes, malgré les ressemblances apparent es, les différences qui
empêchent de le considérer comme une simple mosquée. En effet on n'y trouve
ni le puits destiné aux ablutions, ni le mihrab [prayer niche] indiquant
la direction de la qiblah et où se tient 1'Imam pour la prière, ni
le minbar [pulpit] où l'on monte pour exhorter les fidèles, et exciter
leur ardeur au réçit des martyres.
C'est
qu'à vrai dire le Béhaïsme a apporté de radicales bans formations dans
lIslam. On sait comment la religion nouvelle sexerce sans clergé, et ne
comporte aucun des exercices cultuels considérés ailleurs comme essentials;
nombreuses en effet sont les prescriptions édictées par le Prophète pour
prévenir ce qu'il considère comme la cause principale de la dégénérescence
des religions et de leur stérilité, cest-à-dire la création des dogmes
quils ne tardent par à imposer. Bahâoullâh a ainsi supprimé la coutume
des prières en commun, et tout ce qui constitue les liturgies. Si done
les Béhaïs peuvent se rendre au Machreqoul-Azkâr pour prier, ils le font
sur leur propre initiative, non à l'appel de l'àzân, et nul ne monte en
chaire pour les admonester, leur rappeler les principes de la religion,
ou dire le kholbé du vendredi.
Le monument d`Achqâbâd est
par conséquent tout autre chose qu'une mosquée. Une architecture
caratéristique frappe le regard dès le premier abord: lédifice
est un polygone à neuf faces construit autour de cinq allées
concentriques. Aucune statue dans le temple, aucune image
sur les murs: la vieille prescription du judaisme est toujours
en vigueur, non plus par crainte des félichismes surannés,
mais pour que rien ne vienne arrèter l'âme des fideles
qui s'efforce de s'élever vers Dieu. Une décoration discrète
de faiences polychromes et quelques inscriptions dues à la
plume artistique du célèbre Muchkineqalam [Meshkin Kalam]
viennent jeter leurs notes claires dans l'austérité du
lieu.
Les
nombres 9 et 5 qui ont présidé à sa construction rappellent aux adeptes
les noms sacrés de *[Arabic characters] et de * d'après la notntion` de
1'abdjad. Versés d'ailleurs dans la science des nombres les béhais
sont habiles á trouver dans ces deux symboles de profondes significations.
Ils savent que Ic nombrc parfait de 9, cest-à-dire celui qui sobtient en
en additionnant les parties aliquotes, est 45(1) et
que celui de 5 est 15 (2), que 15 est égal à * et
13 à *, que de mème qu'Adam et Ève sont les ancêtres de lhumanité, lunion
spirituelle de Bahà'ou'llâh et de Bàb doit produire la génération qui conduira
le monde à ses déstinées nouvelles, à l'Adam régénéré, et qu'ainsi doit
s'entendre la mystérieuse vérité mathématique 9 X 5 = 45.
Mais
il ne suffit pas de rechercher les significations cachées des motifs architecturaux
de Machreqou'l-Azkàr pour cn saisir toute la valeur: il faut surtout se
reporter aux textes mêmes qui l'ont institué. A cet égard le manuscrit
qui est inscrit sous #6397 du fonds arabc de la Bibliothèque Nationale
va nous fournir de précieux renseignements. C'est un élégant volume de
59 feuillets joliment relié en laque écrit d'un bout à l'autre dans le
plus pur naskh, et dont les deux premières pages sont finement eluminées
par un artiste anonyme quune pieuse modestie a empeché de signer au bas
du principal Livre de Bahà'ou'llâh! C'est en effet le Kitabou'l-Aqdas le
Livre Très-Saint qui contient les préceptes de la nouvelle religion une
sorte de code donnant les principes généranx qui scrviront pour lorganisation
des sociétés futures. Dans le Journal of the Royal Asiatic Society (vol.
XXI, new series p 495) le savant orientaliste E. G. Brown décrivait ainsi
le manuscrit qu'il en possédait et auquel il attachait la plus précieuse
valeur: "It is quite a small volume written in Arabic and summing up the
doctrine in its essentials with regulations concerning prayer, the fast
the division of the year, marriage, inheritance, the punishment of crime
and other matters."
Les
passages du Kitabou'l-Aqdas qui se réfèrent au Machreqou'l-Azkàr, disséminés
un peu dans tout le livre ne sont pas très étendus mais, à vrai dire, ils
suffisent à nous en faire connaltre la signification ct la portée.
{end proofreading} "Dis: certes un Machreqou'l-Azkàr est toute maison construite
pour (consacrée à) ma mention dans Ies villes et les villages. Ainsi ont-elles été nommées
devant le Tròne, si vous etes dc ccux qui savent' \ .Ainsi tou c maiison, ce
qui implique qu'il ntest pas nécessnire d'édiner ùn monument ud /`oc. Et partout
en Orient ou les croyants n'ont pas eu les moyens dc donacr à leur religion
la consécration somptueuse qui lui n été réservée à 'Achqàh`1dIcs lléknis'ont
réservé Ic hom ùe Nachreqou'l-Azkâr à la demourc dC cclui des Icurs où ils
ont l'babitude de se réunir pour fire les vcrsels sacrés et délibérer sur les
intérèts générau.` de In communauté.Mi is Hahi'ou'll``h plus loin exhortc scs
disciples lorsque la situation Ic pcru1et à faire plus à construire en 1'honneur
de Dieu des monuments spéciaùx:1 1,oc. cia, feuillet 37. n Edinez les mnisons
de Dieu ct ses villes-; puis là, mentionnez-le par les mélodies des élus. En
vérilé les ca urs s'édiflent par In Inuguo comme Ics mnisons et Ics pa s s'edinent
par la main ct los auires instrumcnts' ». 'ous ollons voir d'ailleure ce quc
Baha ou'llah entend par les villes de Dieu, et pourquoi il atlache une imporlance
si considérnble la fondation des hlachreqou'l-A'kdr.Au illet du manuscrit se
lrouve le verset suivant qui rend obli atolre In prière solitaire, supprimant
ainsi les prières en commun, mcsses etc. où s'afflrme le ¡ uvoir des l rêtres
nr l`,s foules:·' 11 vous n étó ordonne de pricr senis, et le commandement
de réunicn est nbrogé snuf dans la prière des morts. En vérite il ed celui
qui commande, qui gouverne! On sait que les prières ,pour les morts se font
dans l'lelam hor' la présence de l'lmam, et cette exception à l'interdicf on
générale lui donne sn véritable signiflcation; nous nous trouvons ici en présence
d'une des nombreuses prescriptions du Hi¿.ha sme destinées à détruire l'antorité dcs
clergés. II en est dc m 'me du v ersct suirant qui s'npplique egalement au
Muchreqou l-A'.kûrt. - . rid., t ille'50.a 11 vous est interdit de monter dans
les minbars. Celui qui voudra lire pour vous les verseb de sod Seigneur, qu'il
s'a solo sur le siege situó sur le divan, ct qu'il mentionne Dieu son Scigueur
et le Seigneur des créatures'. Co verset ffans doute plus que tout autre aboulira à la
HUppression des clergés: que deviendrait en eRet l'inñuence des prelres sur
la foule stile stasseysient auprès d'dle, au lieu de l'admonester du haut des
chaires, dans l'appareil impressionnant des églises etdes temples?Telles sont
les règles éparses dans le Kitdboutl-Aqdas qui flxent le caractère religieux
du monument d"AchqIbid. Mais pour en comprendre loute la portée, non plus sealement
relb gieuse mais sociale, il faut savoir que le Machreqobl-A dir est surtout
le centre de toule une organisation drile que Bahd'ou'lidh dans le verset que
nou. venons de citer ap oelle une Dillc `/e bi `r' et dont de nombreux passages
de ses our ges el de ceux de 'Abdou'l-Bahß, son fll9 et 1'interprete de sa
doc. trine, no s commentent la nature On salt que 'Abdou'l-BahA est anjourd'hui
le che! du mouvement bel al, et que, de Saint lean-d'Acre où il r ;de depois
près do qoorante ans, il se tient en rapports avec les ndeles des di ferentès
phrties du mondo pour leur donner les oommentaires d les explicatlons qutils
désiren t. C,est ainsi que, dans une dpitre dont noos possédons le manuscrit,
il dit, au sojet du n onoment qui nous intéresse:1. Loc. c ., boillet 48. « I.e
Machreqou l Azkdr est unc des plus importantes insth tulions de l'humanilé,
et ses dépendances sont nombrcuses. Le Machreqou'l Azkilr est bien un lieu ùe
devotions, mais aussi il doit dtre en conucxio!, avec un hopital. un dispensaire,
une mnison pour rccevoir les voyageurs, unc école pour les orphclins, une université pour
l'enscignement des sciences suriérieures. Chaque Machreqou 'I-Azkir doit être
en c nnexion avec ces cinq fondations. »llah;t'ou lidh a done voulu que Je
Machreqou'I-izkdr f t non senlemcnt un lieu réservé i'h' prière, solennel et
grandiose comme il convient, mais aussi qu'il fût Ic centrc de toute une organisation
sociale, répondant aux l esoins Ics plus élevés de la collectivité, rappelant
h chacun ses responsabilités et ses devoirs, et faisant apparattre en lettres
de pierre cette idée qu'il a si souvent exprimée dans ses livres, à savoir
que la veritable prière est ['action, et que la religion chit s'exerecr dans
tous les actcs dc la vie. II n a pas manqué d indiquer également de queue faron
ces dilTérentes institutions seraient administrées, comment un Conseil spécial,
le Ba tou'l-'.\dl, est chargé de ce vein, comme aussi des autres intérêts de
la communaute béhaie '. Nais ce serait nous entrainer hors du cadre de cette étude
que d'entrer dans tous les détails de cette question.Nous avons uniquement
vonh' rerhercher l'origine et la signiFication du mom ment d"Achqâb d: il nous
a paw intéressant de constater cmument les lléhais, par cette institution,
prétendent concilier les imprescriptibles aspirations de l'àme,qui obligent
i'homme parfois à chercher dans les temples le recueillement qui lui est nécessaire
pour prier à l'abri de l'agitation de la vie, avec les mesures qui doivent
prévenir la constitution des clergés et la formation des ritei~; et aussi comment
Bah4'ou'llAh s'est efforcé de mettre pour ainsi dire In religion dans toutes
les fonctiong sociales, et d 'en faire le signe visible, le centre principal
de l'effort de l'humanite dans ion uvre de solidarit¿ et de progrès. [From
page one] A propo. d uDe receate arq isilion du d partemeDI 4e maou crits de
la Bibliotèque Nationale. Note: "Une Institution Béhaíe, Le Machreqou'l-Azkar
d'Achqabad" par Hippolyte Dreyfus est extrait des "Mélanges Hartwig Deren-
bourg, Recueil de travaux d'érudition dédié à la mémoire de Hartwig L)erenbourg
par sa amis et ses élèves." (Hartwig Derenbourg, membre de 1' Institut, Professeur
a l'Ëcole Nationale des Langues Orientales, arabisant, auteur d'ouvrages d'érudition.)